Le Pays du dedans – J.Marc Rouillan

 Le pays du dedans

 A six mètres du sol, un accent aigu de béton tranche l’azur telle la lame d’une faux. Par la force des intempéries, à peine si tout en haut, le ciment se colore de mousses vertes et d’obscures lies brunes. Les beaux jours, le mur tire de sa règle d’écolier un trait bleu dans le ciel sage comme à l’étal des marées. Et les diagonales d’or dénoncent de leur doigt de lumière crue nos sombres précipices.
Par mauvais temps, les nuages bas épousent les aplombs et les fers immobiles. Inlassablement, le vent frappe sur la paroi leurs fronts mouillés en un gigantesque et impuissant bélier.
Des points d’argent aiguisées pareilles à des épées couronnent le glabre vertical. Et d’interminables guirlandes d’acier barbelé servent de perchoir aux linottes et autres chardonnerets. C’est là que les oiseaux se donnent rendez-vous pour s’attrister au spectacle des hommes en cage.
 
Sur le plateau, au centre de la lande des sorciers, nous survivons prisonniers. Si près de vous et à la fois si éloignés. Depuis des lustres, nous sommes partis, pour certains d’entre nous, déjà deux décennies… Et toute une vie a passé jusqu’à s’en trouver étranger. Sans visa, ni carte de séjour, nous formons une colonie apatride résonnant à la discordance du troupeau commun. Le peuple des prisons transhume sans nom, tatoué pareil au bétail. Immatriculé telles des autos. Et nous numérotons jusqu’à nos amours téléphoniques. « Pour l’étranger, veuillez taper le code correspondant. » Et sur le cadran s’inscrit alors notre code néant : matricule zéro. Zéro, zéro… Nous, les brebis égarées à qui les matons tondent la laine sur le dos. Nous les moutons noirs qui osèrent jouer aux loups et qui l’étions peut-être dans les songes de nos enfants. Nous, viande à mironton judiciaire, ni homme ni bête, ni mort ni vivant, sommes vos dissemblables. Jusqu’à la nausée. Jusqu’à la nausée. Jusqu’à l’infinie altérité.
 
En voyageant sur l’autoroute, avez-vous aperçu le long mur gris nous séparant de vous ? Notre navire ensablé sur la vague des blés ? Non ? Pourtant rappelez-vous l’éclair bistre à hauteur de l’aire de Bandouliers. L’endroit porte si bien son nom. Pourquoi espérer en vain, vous ne nous voyez plus. Personne ne nous attend. Nous sommes absents de votre citoyenneté, sauf peut-être dans la terreur intime des obéissances et du savoir vivre en société. « Mange ta soupe », « tiens-toi droit », « étudie ta leçon », « passe ton bac », « ne mets pas tes doigts dans le nez », « ne quitte pas ton poste », « obéi aux patrons », « ne lâche pas le volant », « pointe à l’ANPE », « meurt pour la patrie »…
Pour nous, comme tout ça est loin. Nous avions quitté les rives de vos vies pépères pour l’aventure outremer. Et vos juges nous l’ont fait payer d’un prix sans égal en nous expédiant dans un pays inventé et pourtant bien réel, et cruel jusqu’à la tyrannie déguisée.
 
Notre pays est un carré. Comme notre cellule. Comme notre cour de promenade. Comme le règlement imbécile qui nous gouverne. Et si nous le réunifions tout entier de Loos-les-Lille au bagne Vauban de l’île de Ré, il ne serait pas plus grand qu’une principauté… Toujours aussi carré. Solidement encadré de miradors et de barbelés.
Notre pays n’a pas de drapeau ou peut-être le gris du mur si haut. Il n’a pas de Marseillaise, sinon un très vieux blues, rythmé par le lent balancement de la chaîne. Sa population s’y reproduit par génération spontanée. Les nouveaux venus débarquent en troupes de longs cars bleus. Les plus anciens, ceux qui ont survécu malgré tout, disparaissent derrière les portent blindées, solitaires, un sac plastique à chaque main. Les autres, les malchanceux de la guillotine de hasard, s’en vont dans leur sac plastique avec sur le ventre, les trois lettres fatidiques : « DCD ».
 
Notre pays ne connaît pas la nuit, une nuit pour de vrai, où nous apercevrions le lugrams, l’étoile du berger de nos aînés et où nous poursuivrons à perdre haleine la course des constellations. Nous sommeillons plongés dans la lueur plongés dans la lueur agrume comme les bêtes mortes dans le formol. Nous ne dormons jamais profondément, nous nous évanouissons à l’éclipse des rondes. Devant les fenêtres myopes, les projecteurs mouchards traquent nos rêvent migrants. Ils lissent et relissent le long mur jusqu’à l’aube inutile.
 
Notre pays ne connaît pas le jour. Ni le matin, ni le midi, ni le crépuscule. Seule une heure sans cesse répétée en une seule journée, en une seule saison jusqu’au jugement du jour dernier. Jusqu’à la dernière goutte du reliquat pénitentiaire. Sans sursis, nous sommes condamnés au temps qui passe, à l’éphémère de nos perpétuités.
Il y a belle lurette que nous n’inscrivons plus de petits bâtonnets au mur des cachots. Nous nous réjouissons avec amertume à la crémation du calendrier des postes. Et nous semons des boulettes de pain dur pour retrouver le chemin de l’éternel retour. Lorsque vous surprenez un pensionnaire jeter des miettes par la fenêtre, n’imaginez pas qu’il nourrisse les moineaux. Non, il craint de se perdre.

« Un jour, je m’en irais voir ailleurs si j’y suis ». Et le bon sens de notre peuple rumine l’incorrigible optimisme en barrant de deuil l’éphéméride « nous n’avons jamais été aussi prés de la sortie ».

 

 
Bien que nous ne soyons pas idiots, nous nommons le banal espoir de voir l’autre côté du mur, la « liberté » ! J’en vois certains rire sous cape. Ne vous moquez pas ! Dans votre pays, nous connaissons des clairières ensoleillées et ignorées de vous tous. Et nous n’avons jamais oublié leurs sentiers lumineux.
Comme les grillots au pied des baobabs, les plus vieux, ceux que nous baptisons chibani, expliquent au plus jeunes pourquoi il n’y a rien à attendre des comédies et des faux procès du dehors. La frontière n’est qu’une ligne dans le ciel. La liberté se vole aux puissants comme les pickpockets tirent les larfeuilles aux bourgeois. Et si ça ne suffit pas, nous bataillerons avec le populo quand les soirs se parfumeront à nouveau de poudre noire (comme nos idées) et rouge aussi (comme le sang colorant l’histoire).
Et sempiternellement, nous lorgnons cette frontière à six mètres du sil. Nos désirs et nos désespoirs y étendent à sécher leurs fantômes coton. Dans le souffle du vent, nous appelle le chuchotement du rectiligne horizon. Nous répondons car nous ne sommes jamais loin. Comme si nous ne pouvions prendre le large. « J’aimerais tant escalader et courir dans la campagne même un instant… si court soit-il. »
 
Ailleurs, et il n’y a pas si longtemps, après avoir joué à d’interminables réussites, le petit sarde à la tête de pirate (il s’appelait Enzo), sauta les grillages et traversa le no man’s land. Si ce n’était le fracas des détonations, un étrange silence pesa sur le pays tout entier. Chacun retint sa respiration. Le moindre de ses gestes fut épié. Et, si l’italien avait redécouvert la secrète formule de la poudre d’escampette ?
Dans le ciel, il redressa l’échelle et grimpa tout en haut. Il ne semblait pas pressé comme s’il prenait tout son temps. Qu’il savourait chaque barreau enfin horizontal.
Il y était ! A califourchon sur la frontière !
Et dans nos mémoires à jamais, sa silhouette se figea en statue équestre.
Les balles ricochaient sur le béton et fusaient en criant. Il progressa courageusement de quelques mètres. Soudain, il sembla hésiter et se pencha en avant. Puis releva lentement le visage au ciel, serra ses mains sur sa poitrine et imperceptiblement glissa. Son corps tomba de l’autre côté, dans votre pays.
 
 
 
Jann Marc ROUILLAN