« Pour Georges Abdallah, contre Georges Bush », plaidoirie de Jacques Vergès

Plaidoirie prononcée par l'avocat de Georges Abdallah devant la justice française à Lannemezan, le 17 septembre 2007

Souveraineté de la France concernant sa justice

Prisonnier de l’Etat français, Georges Ibrahim ABDALLAH a déposé entre les mains d’un tribunal français une demande de liberté conditionnelle le 6 février 2007. Le State Department n’a pas mis longtemps à réagir et donner le la de ces débats. Le 9 mars, sous la forme brutale à quoi l’on reconnaît désormais la signature de sa diplomatie, il fait savoir : « Le gouvernement des Etats-Unis exprime sa ferme opposition quant à l’éventualité d’une mise en liberté conditionnelle de Georges Ibrahim ABDALLAH pouvant résulter de la procédure à venir devant le Tribunal de Grande Instance de Paris ».

Les autorités américaines oubliaient ce faisant que la sanction pénale et la privation de liberté relèvent des prérogatives des seuls Etats responsables et pas de leurs voisins ou alliés. Certes, rien n’interdit formellement un Etat étranger à souhaiter la sévérité de la justice d’un autre pays, si le Dieu vengeur dont il se réclame l’exige. Rien, excepté le savoir-vivre, les bonnes manières internationales, les vieux usages diplomatiques, dont on semble à Washington ignorer jusqu’à l’existence.

Mais après tout, la vulgarité n’est soumise qu’au seul tribunal du mauvais goût. Le gouvernement américain y a sa place réservée. Pour autant, rien ne l’autorise, et ce n’est plus ici une question de civilité, à notifier à la justice française, sur un ton impérieux « sa ferme opposition » à une mesure de liberté éventuelle qu’elle pourrait prononcer.

Il y a dans cette prétention des autorités américaines une ingérence inacceptable et un outrage à la justice française. Est-il besoin de le rappeler, ce n’est pas à un Etat étranger, se crût-il le maître du monde, de régenter la justice française ou d’exprimer sa ferme opposition à une décision souveraine qu’elle pourrait rendre en tapant du poing sur le bureau des juges.

Nous demandons que cette pièce obscène soit retirée du dossier.

On regrettera donc que 15 jours plus tard, la DST, dans un rapport scandaleux, ait cru devoir se faire le relais des exigences du State Department.

Extrait :
« Enfin, il est certain que la libération de Georges Ibrahim ABDALLAH, responsable de la mort de plusieurs personnes en France, dont des diplomates américains et israéliens, soulèvera de vives protestations de la part des parties civiles et des autorités de ces pays ». Là où nous vous demandons un acte de justice, le directeur de la DST vous demande un geste politique en faveur des autorités américaines.

Les autorités américaines n’ont pas besoin que les services français leur tiennent la main. Elles l’ont bien assez longue comme ça. D’autant qu’elles n’en sont pas, en ce qui concerne G.I. ABDALLAH, à leur coup d’essai. Déjà, William CASEY, alors patron de la CIA, était venu en France, avec l’arrogance que semble conférer ce type de fonction, exercer, en prévision des Assises, une pression sur le gouvernement français, en la personne de Monsieur Robert PANDRAUD, ministre de la Sécurité.

Messieurs de MERITENS et VILLENEUVE rapportent ainsi leur entrevue dans un livre intitulé Les Masques du terrorisme. Au cours du repas offert par Monsieur PANDRAUD : « William menace Robert de sa fourchette. Le message est clair : si ABDALLAH n’est pas condamné à perpétuité, les Etats-Unis considèreront que la France n’a pas respecté la plus élémentaire justice, qu’elle a manqué à ses devoirs envers eux, et ce sera la rupture diplomatique. Rien de moins. Scandale international, honte et crachat sur Paris, etc. Robert PANDRAUD déglutit la menace en même tant que sa bouchée. Il avale tout cela lentement, en silence. CASEY y est allé fort… C’est inacceptable… Mais réagir avec hauteur équivaudrait à entériner le principe du chantage…
« En quelques secondes la réplique va jaillir, typique du personnage, pince-sans-rire.
« – J’ai beaucoup mieux à vous proposer, dit froidement PANDRAUD. On libère ABDALLAH. Si vous voulez, on discute de la date. On l’envoie au Moyen-Orient, et puis on vous donne ses coordonnées. Vous, Etats-Unis, grande puissance, avec vos réseaux de cette région, ce ne sera pas difficile, vous le liquidez, et on n’en parle plus.
« – CASEY en reste médusé. Le chantage aux relations diplomatiques apparaît, dans sa nudité, dans son ridicule absolu ».

Dois-je enfin rappeler qu’au cours du procès de Georges Ibrahim ABDALLAH, l’avocat du gouvernement américain ayant audacieusement comparé la justice de la France aux sections spéciales de Vichy, au cas où la décision ne serait pas expressément conforme à la volonté du State Department, l’avocat général Monsieur Pierre BAECHLIN avait cru devoir lui répondre en ces termes bien choisis :
– Vous êtes ici la voix de l’Amérique. il n’appartient pas à la partie civile de s’ingérer dans les affaires de la France. Vous n’êtes en rien habilité à donner des leçons de comportement aux Français.

Le Liban traité comme la France en protectorat US

Apparemment, il importe assez peu à la partie civile que le gouvernement libanais ait fait savoir qu’il était disposé à accueillir G.I. ABDALLAH et à lui faire délivrer un sauf-conduit pour rejoindre son pays. Cela est nul et non avenu aux yeux du State Department ; le gouvernement libanais est pareil au gouvernement français : c’est un mineur qu’il faut guider et à qui on doit apprendre le B.A.BA de la doctrine américaine dans la région. Le retour de G.I. ABDALLAH déstabiliserait le Liban. Au contraire de la présence américaine qui, comme chacun sait, a très largement contribué à la pacifier.

Forts de leurs innombrables échecs en politique étrangère, les Américains se croient autorisés à administrer aux Français leurs précieuses lumières géopolitiques, qui font l’admiration du monde entier, assorties de l’une des idées fixes du racisme américain : l’atavisme biologique. Georges Ibrahim ABDALLAH était donc il l’est encore.

State Department, 9 mars 2007 : « Le contexte politique et sécuritaire du Liban joue un rôle important. Monsieur ABDALLAH était un personnage clé d’une organisation terroriste basée au Liban et bénéficiant du soutien de la Syrie, désireuse de commettre des assassinats politiques contre des officiels européens et américains. Avec les assassinats récents de Pierre GEMAYEL et de bien d’autres figures politiques qui croyaient en un Liban libre et débarrassé de toute domination syrienne, il est tout à fait possible qu’un ABDALLAH sans remords s’engage une nouvelle fois dans des activités terroristes pour défendre sa cause ».

Le 26 mars 2007, en bout de chaîne, la DST vient faire écho à la position du gouvernement américain, sans jamais se départir du ton oraculaire qu’il affecte : « Dans un contexte politique déjà très tendu, une telle libération serait un élément déstabilisateur supplémentaire sur la scène libanaise. »

Retirez le conditionnel à leurs supputations, leurs « si », leurs « peut-être », l’épouvantail terroriste se volatilise. C’est un fantôme. Probablement doit-on aussi lyncher les fantômes dans les mauvais westerns.

Soutenir que Monsieur Abdallah n’a aucune raison d’être de nouveau mêlé à une action violente, au motif que son pays ne serait plus occupé, reviendrait à oublier qu’il fut l’un des dirigeants des FARL et que celles-ci ont toujours été considérées comme sous obédience syrienne. Or, ce qui se joue actuellement au Liban, c’est bien la possibilité pour cet Etat souverain d’échapper réellement et complètement à la tutelle

Ainsi donc, les autorités de Beyrouth, Etat souverain, seraient moins informées de la situation dans leur pays que l’avocat de l’Amérique.

L’expiation, le remord, et l’autocritique

La partie civile en France, son nom l’indique, n’est pas là pour se prononcer sur la peine. Charge à elle de représenter un intérêt civil, qui peut prendre la forme d’un dédommagement. En un mot, il lui appartient de toucher le prix de la douleur. Il ne lui est pas interdit de tenter de faire la preuve de la culpabilité de l’accusé puisque c’est sur cette culpabilité que se fonde sa demande, mais elle n’a pas vocation à réclamer une peine. Cela revient au représentant de la société : le procureur.

Cette nécessaire division du travail judiciaire, la veuve d’une victime attribuée à G.I. ABDALLAH, Mme RAY ne la comprend pas, elle est Américaine. Dans une lettre au tribunal en date du 3 mars 2007, elle écrit: « Please remember all of us who have reason to wish that he spend more time in prison ». G.I. ABDALLAH doit rester « more time in prison » parce que la partie civile le souhaite si fort qu’elle se croit en droit de l’exiger. Pareille demande s’apparente fort à de l’autosuggestion. Elle est peut-être cliniquement valable, mais juridiquement irrecevable.

M. HOMME, qui fut blessé, concède quant à lui que le stress post-traumatique est passé, même s’il « a duré longtemps », cependant « la perspective que Monsieur ABDALLAH puisse être prochainement libéré de sa prison française a ranimé à juste titre ces craintes, cette anxiété et ce stress. »

En somme, monsieur ABDALLAH ne doit surtout pas quitter « sa prison française » parce qu’autrement rien ne garantirait à M. HOMME qu’il ne serait plus à l’abri d’un nouvel accès au stress. M. HOMME confond deux ordres, qui peuvent certes se croiser mais pas se recouper : le psychiatrique et le judiciaire, le temps du deuil et le temps de la condamnation. La psychiatrie nous apprend que pour guérir de l’un, on gagne beaucoup à le séparer de l’autre.

Occasion nous est donnée de rappeler à l’un comme à l’autre, ainsi qu’au tribunal sollicité par des demandes exorbitantes, outrepassant très largement les attributions de la partie civile, les propos du porte-parole de l’U.S.M. : « La Justice n’est pas là pour aider les gens à faire leur deuil ». Qu’ils soient ou non Américains importe peu en l’affaire, n’en déplaise à l’avocat de l’Amérique !

Il n’est pas non plus inutile de rappeler sur ce point ce qu’a dit la porte-parole du S.M. :
« Bien sûr que la Justice doit entendre ses victimes… mais est-ce son rôle de réparer leur traumatisme ? »

L’ancien garde des Sceaux, Robert BADINTER, ne dit pas autre chose quand il exhorte les justiciables à « ne pas confondre justice et thérapie ».

Madame Vve RAY, en bonne américaine, parle d’expiation, mais pas pour les crimes de ses compatriotes, comprenons-nous.

Qu’elle sache pour sa gouverne que Monsieur Georges Ibrahim ABDALLAH s’est livré à une autocritique. L’autocritique est une démarche qui n’est pas rare chez les communistes. Elle est dans son cas effective, étayée par des éléments probants et n’a pas de mal à être plus convaincante que le repentir sans effet dont les évangélistes américains semblent être devenus les champions.

Insinuations

La partie américaine comprend bien qu’un ordre tombé trop brutalement d’en haut  ne peut que blesser ceux qui, en France, seraient tout à fait disposés à lui obéir, mais sous condition que les formes soient respectées. Il lui faut habiller ses demandes d’insinuations, construites à partir d’extrapolations noyées sous des sous-entendus et des arrières-pensées. La mauvaise foi finira peut-être par éclater au grand jour, mais le mal aura bien et bien été fait. C’est « l’air de la calomnie » qu’on va jouer, mais avec des instruments si grossiers qu’on en éprouve quelque honte à évoquer les noms de Beaumarchais et de Rossini.

Décomposons les différentes phases du « message » :

1. En prison, Georges Ibrahim ABDALLAH serait en rapport avec « des détenus d’extrême gauche et des éléments radicaux maghrébins ».

Que ne l’a-t-on dit plus tôt à l’Administration pénitentiaire ? C’est elle en effet qui a regroupé ces prisonniers dans un même quartier. Soit elle est fautive, auquel cas il faut s’adresser directement à elle. Soit, plus vraisemblablement, l’administration estime qu’il n’y a là rien de condamnable. Dans ces conditions, on ne saurait reprocher à Georges Ibrahim ABDALLAH de parler à la promenade avec les codétenus. L’argument est stupide et médiocre. Il faudrait d’ailleurs savoir à la fin où la partie civile veut en venir. Si elle considère que G.I. ABDALLAH est dangereux en prison par ses mauvaises fréquentations, on ne peut que l’inviter à réexaminer sous un jour plus favorable la demande de liberté qu’il a déposée.

2. L’expert français, commis par un juge français, estime que Georges Ibrahim ABDALLAH est apte à se réinsérer dans la vie civile au Liban.

Comme de bien entendu, les Américains contestent l’expertise. On en attendait pas moins d’eux. Tant qu’à faire, autant recourir à des experts américains. Le State Department ne devrait pas être en peine de fournir au tribunal quelques bonnes adresses.

« L’évolution possible de Monsieur ABDALLAH, qu’a cru pouvoir déceler un expert psychiatre à l’occasion d’une précédente demande, est donc complètement illusoire. Monsieur ABDALLAH est trop intelligent pour n’avoir pas tenu à cet éminent expert le discours lénifiant que ce dernier souhaitait entendre, mais en continuant à n’exprimer ni désaveu, de son action passée, ni engagement pour l’avenir. »

Si G.I. ABDALLAH est trop intelligent, doit-on conclure que l’expert désigné, tout éminent soit-il, est par trop bête. Dans ce cas, pourquoi n’avoir pas demandé une contre-expertise ? Ne serait-ce pas plutôt, une fois pour toutes, les Américains qui seraient de mauvaise foi ?

3. Les Américains font le reproche à Georges Ibrahim ABDALLAH de ne pas verser d’argent aux parties civiles, sachant très bien qu’il n’est pas en  mesure de le faire, puisqu’il se trouve être là où ils veulent le maintenir à tout prix.

A quoi ils rétorquent : « Il aurait pu travailler ». Mais le travail en prison n’est pas soumis au Code du travail, c’est du travail au noir. Le refus de Georges Ibrahim ABDALLAH de travailler au noir pour des négriers est moral.

Les Américains doivent entrevoir les limites de leur argumentation puisqu’ils se rabattent sur une autre piste, mais d’une si grande imprécision qu’elle conduit nulle part : « tout permet de croire que Monsieur Abdallah dispose au Liban d’un certain patrimoine familial ».

Comme on ne dit pas en quoi consiste ce grand « tout » vague et confus, tout ou rien c’est du pareil au même. Si la réalité du patrimoine de G.I. ABDALLAH est établie, pourquoi ne pas engager au Liban une procédure de saisie ? Dans le cas contraire, nous sommes fondés à penser que cet argument repose lui aussi sur une insinuation. Dans l’insinuation, on sait que l’énoncé est partiel et équivoque, l’accusation qu’il contient étant en elle-même sujette à caution. On a là un parfait condensé des arguments avancés par la partie civile.

Car derrière ces arguments et ces approximations douteuses, on ne voit qu’une seule chose, la volonté américaine, tour à tour cauteleuse et menaçante, de toutes les façons illégitime, de faire maintenir coûte que coûte G.I. ABDALLAH en prison, l’empêchant ainsi d’exercer sa profession et de payer ce à quoi il a été condamné, pour pouvoir ensuite le lui reprocher, le condamnant ainsi à la prison perpétuelle pour dettes. Cette prison pour dettes disparue de notre droit mais que le State Department voudrait nous voir rétablir.

Le recours au mensonge

On a pu apprécier les nuances de l’argumentation de la partie civile. On peut la décrire, pour rester dans le registre d’agression continuelle cher à la rhétorique punitive des Américains, comme celle d’un fusil à deux coups. L’arme des maladroits. On a ainsi le droit de rater une fois sa cible.

Premier coup : l’insinuation.
Contester la crédibilité d’un expert français nommé par un juge français sans réclamer une contre-expertise, alléguer que le prisonnier a sans doute un patrimoine mais sans en préciser la nature, reprocher au prisonnier la compagnie de codétenus qu’on lui donne, sont autant d’arguments gratuits, arbitraires et sinistrement fantaisistes, qui ne peuvent raisonnablement pas emporter la conviction.

D’où le recours aux mensonges par les Américains. C’est le second coup de fusil. Le chasseur et les rabatteurs font le pari que « plus le mensonge est gros, plus les gens y croient ».

Un mensonge répugnant.
Georges Ibrahim ABDALLAH serait impliqué dans les attentats qui ont dévasté Paris en 1986 :
« Pour souligner l’importance de Monsieur Georges Ibrahim ABDALLAH dans la toile qui relie entre eux les différents réseaux terroristes, il suffit de rappeler que ceux qui perpétrèrent l’horrible attentat de la rue de Rennes à Paris le 17 septembre 1986 exigeaient sa libération. »

Mensonge d’autant plus infâme que les enquêtes du pôle antiterroriste du parquet de Paris ont démontré depuis que ni ABDALLAH, ni ses proches n’étaient impliqués dans ces attentats.

M. MARSAUD du pôle antiterroriste écrit dans un livre de souvenirs titré  Avant de tout oublier :

« ABDALLAH fut en partie condamné pour ce qu’il n’avait pas fait car, peu de temps après, nous allions partir sur une bonne piste et identifier les véritables responsables des attentats de 1986.

« L’établissement de la responsabilité de Fouad SALEH dans les attentats de 1986 faisait d’un coup retomber la pression, et, par ricochet, remettait Georges Ibrahim ABDALLAH à sa véritable place.

« Quelques heures après l’attentat de la rue de Rennes pourtant, la piste des frères ABDALLAH avait été retenue et de nombreux témoins avaient identifié sur les photos les frères de Georges Ibrahim. Nous avons eu assez rapidement l’explication de cette méprise : l’un des poseurs de bombe, qui avait notamment agi rue de Rennes, un nommé Habib HAIDAR, ressemblait quasiment trait pour trait à Emile ABDALLAH ».

Cela, les Américains le savent mais ils font semblant de l’ignorer pour accabler Georges Ibrahim ABDALLAH.

Procédé répugnant !

Un mensonge manifeste.
Georges Ibrahim ABDALLAH serait devenu musulman. C’est la DST, dont décidément il va falloir songer à transférer les services outre-atlantique, qui l’affirme, sans apporter la moindre preuve, et pour cause.

Toujours en verve, elle se risque à avancer une hypothèse qui ne passerait pas à l’épreuve d’un détecteur de mensonges :
« Ces relations avec la population carcérale d’origine maghrébine et/ou l’évolution et l’islamisation du combat anti-impérialiste et anti-sioniste sont probablement les raisons qui ont poussé le détenu, ancien chrétien marxiste, à se convertir à l’islam. »

On appréciera à sa juste valeur le « et/ou », censé introduire un semblant de pondération scientifique.

Si on n’avait pas déjà trop souvent ressenti dans ce dossier l’américano-centrisme effarant de la DST, on aurait de quoi être surpris de constater qu’un service de la police française en vienne à se mêler des opinions religieuses des gens et à fonder ses analyses sur les mensonges du State Department. Nous avons déjà accusé la DST de mensonge. Elle n’a pas tenté de se justifier en avançant des éléments à l’appui de ses affirmations.

On a peine à lui rappeler qu’à la différence des Etats-Unis, la France n’est pas une République confessionnelle, fondamentaliste ou créationniste, mais laïque.

A vrai dire, on n’est surpris qu’à moitié, tant est grande la tentation en Occident d’assimiler tout musulman à un criminel. L’imputation de terrorisme faite à l’islam est insultante. Elle est malheureusement courante. C’est cela que le rapport de la DST suggère, dans un racisme qui ne prend même plus la peine de se voiler. Par là, preuve serait faite de la « dangerosité » nouvelle de Georges Ibrahim ABDALLAH, mais prétendre qu’un communiste puisse renoncer à la religion de sa communauté pour en adopter une autre, ne peut convaincre que des gens que la soumission à la volonté américaine aveugle.

Que le gouvernement libanais, pourtant ami d’un Occident travaillé de toutes parts par des phobies racistes, en croisade récurrente contre l’Orient, continue du reste à considérer Georges Ibrahim ABDALLAH comme chrétien maronite, ne change rien à l’affaire. Le gouvernement libanais étant depuis le début considéré par la partie civile comme quantité négligeable et figurant de troisième ordre.

Georges Ibrahim Abdallah a droit à la liberté conditionnelle

Le 19 novembre 2003, la juridiction régionale de libération conditionnelle de la Cour d’Appel de Pau rendait la décision suivante concernant la demande de liberté conditionnelle déposée par Georges Ibrahim ABDALLAH :

« Attendu que Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH a toujours montré durant son incarcération un excellent comportement notamment avec le personnel pénitentiaire, intervenant même, à une occasion pour protéger l’intégrité physique d’un surveillant menacé ;

Attendu qu’aux termes de l’expertise psychiatrique, acceptée par le condamné qui dans un premier temps s’y était refusé par principe, il apparaît que Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH ne présente aucune pathologie mentale ni d’organisation perverse de sa personnalité ;

Attendu que cette expertise a mis en exergue une évolution des convictions de Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH liée à sa maturation et à son analyse actuelle de la situation de son pays qui exclut « en tant qu’adulte tout comportement armé » ;

Attendu, en outre que Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH qui, du fait de son incarcération mais aussi de son refus de principe, n’a indemnisé que de façon dérisoire par le biais du prélèvement obligatoire les parties civiles, admet actuellement devoir procéder à cette indemnisation et s’est engagé, à l’audience, à ne rien faire pour s’y opposer ;

Attendu que Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH présente un projet cohérent comportant des garanties d’hébergement et un emploi d’enseignant dans son pays, le Liban, revenu à une situation politique stable ;

Attendu qu’il résulte de ce qui précède que nonobstant tout reniement par Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH de ses convictions politiques, son comportement en détention mais surtout l’évolution de sa personnalité et son désir de retrouver la paix civile manifestent les efforts sérieux de réinsertion sociale requis par l’article 729 du Code de Procédure Pénale et excluent le risque d’une récidive ;

Qu’il y a donc lieu d’octroyer à Mr Georges, Ibrahim ABDALLAH le bénéfice de la libération conditionnelle sous réserves de mise à exécution de la décision d’interdiction du territoire français prononcée à son encontre par le Tribunal correctionnel de Lyon le 17 juillet 1986. »

Par rapport à la situation décrite par les magistrats de la Cour d’Appel de Pau, le seul changement intervenu depuis est la baisse de l’influence syrienne au Liban, cette influence qui irrite si fort la partie prétendument civile, et le gouvernement libanais estime que l’arrivée au Liban de Georges Ibrahim ABDALLAH ne peut y troubler l’ordre public.

Sur appel du Parquet, la juridiction nationale de la libération conditionnelle a infirmé cette décision le 16 janvier 2004. La juridiction nationale s’est alignée sur les arguments du parquet qui reprochait aux juges de la juridiction régionale de n’avoir « voulu tenir aucun compte de l’impact susceptible d’être provoqué en France, aux Etats-Unis et en Israël par la libération de ce condamné et ce alors même que la situation au Proche-Orient est particulièrement tendue ».

On ne peut prétendre, sans les outrager, que les juges de Pau en possession de l’arrêt de la Cour d’Assises condamnant Georges Ibrahim Abdallah aient ignoré l’impact de ce procès.

Par ailleurs, le Parquet de la juridiction nationale évoque Israël alors que ni les parents de M. BARSIMENTOV dont la responsabilité de la mort incomberait à Georges Ibrahim ABDALLAH, ni l’Etat d’Israël n’étaient partie civile au procès, la famille désirant l’oubli.

Ne reste que le diktat américain mais comme il est dur à faire passer, le procureur le faisait suivre d’un raisonnement per absurdum, qui relèverait tout droit des tribunaux comiques si, en l’espèce, la liberté d’un homme n’était pas en jeu :

« Il convient enfin de noter qu’au moment de la tenue du débat contradictoire le 05 novembre 2003, les autorités libanaises n’avaient pu faire connaître leur avis favorable à un retour au Liban de Georges Ibrahim ABDALLAH.

« Cet accord par courrier n’a été reçu au cabinet du juge d’application des peines de Tarbes que le 13 novembre 2003 et n’a donc pas été soumis à un débat contradictoire ».

En d’autres termes, un argument nouveau en faveur de la liberté de Georges Ibrahim ABDALLAH, à savoir l’avis favorable des autorités libanaises étant arrivé trop tard, il convient d’annuler la décision favorable déjà rendue et que l’élément nouveau ne pouvait que conforter.

A trop écouter l’oncle Sam l’on devient décidément sourd à la raison.

C’est de cet insupportable protectorat américain que nous vous demandons de libérer la justice française en rendant à Georges Ibrahim ABDALLAH la liberté à laquelle les textes français lui donnent droit.


Amalgames et anachronismes

Le harcèlement judiciaire des Américains contre Georges Ibrahim ABDALLAH ne s’explique pas si l’on s’en tient aux seuls éléments que contient son dossier.

Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis le commencement de cette affaire. Un quart de siècle, une génération, un changement d’époque, et même à certains égards un changement de cycle historique.

C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les raisons cachées d’un acharnement qui, en toute objectivité, n’a plus lieu d’être. En réalité, il apparaît rapidement que G.I. ABDALLAH n’est qu’un prétexte. A travers lui, on veut faire un exemple pour des faits et des événements qui se sont déroulés longtemps après son incarcération, dans un contexte radicalement différent et avec d’autres acteurs.

Quoique derrière les barreaux et à vingt-cinq ans de distance, G.I. ABDALLAH court le risque de devenir une nouvelle victime collatérale de la guerre menée par l’administration américaine contre l’« islam radical ». L’accusation grossière de sa conversion à l’islam ne se comprend que sous cet angle-là. Elle montre bien la contamination du dossier par des éléments qui lui sont extérieurs et postérieurs. Il n’y a eu en effet aucune dimension religieuse notable dans le procès de G.I. ABDALLAH.

Les pressions américaines ne sont donc pas seulement injustifiables au regard de l’indépendance de la France et de sa justice, elles comportent encore une erreur volontaire de perspective qui repose sur une fausse symétrie et des confusions en tout genre. C’est l’Amérique d’après le 11 septembre qui parle ici, rétroactivement, par la voix de son avocat.

Il ne sert à rien de dire seulement que l’ingérence américaine est indue. Elle est encore, indépendamment de cela, anachronique. Aucune assertion ne la motive directement, sauf à supposer la concordance du passé et du présent. Car c’est uniquement à la lumière du 11 septembre que cette ingérence prend tout son sens.

En apparence seulement, on poursuit G.I. ABDALLAH pour des faits remontant à 1982 ; en réalité, il tombe sous le coup de la rigueur d’un monde qui croit dur comme fer au choc des civilisations. Ce n’est donc pas qu’on se refuse à refermer le dossier, même si par principe et par aveuglement on s’y refuse, c’est principalement qu’on espère le voir incorporer à d’autres affaires, toutes celles ouvertes après le 11 septembre.

La chute du Mur de Berlin a définitivement scellé le sort d’un monde, celle des Tours jumelles en a inauguré un autre, sans comparaison avec le précédent. Les faits reprochés à Georges Ibrahim ABDALLAH ne sauraient donc se confondre avec ceux reprochés à la nébuleuse Al-Qaida ou aux nouvelles formes de terrorisme qui émaillent les divers conflits en cours au Moyen-Orient.

Aussi absurde que cela puisse paraître, c’est pourtant la seule raison, en l’absence de toute autre, que l’on peut avancer une forme d’explication à l’intransigeance des Américains et aux exigences de la partie civile.

Le gouvernement américain n’a pas à s’instituer juge de G.I. ABDALLAH pas plus que ce dernier n’a à faire les frais de sa politique internationale. D’une part, Français et Américains pécheraient, les uns par déni de souveraineté, les autres par abus de privilège extraterritorial, en prêtant voix à des exigences excédant les droits formels de la partie civile ; d’autre part, on élargirait sans fin et surtout sans raison la notion de responsabilité collective en confondant les Arabes et les musulmans, les musulmans et les terroristes, ou en mélangeant hier et aujourd’hui, ici et là-bas.

C’est de Georges Ibrahim ABDALLAH dont il est question ici, pas des enjeux de la politique étrangère américaine ; pour des faits qui datent de 1982, et non de l’après 11 septembre 2001.

Il est urgent de tirer un trait sur les années de plomb
En Europe, les pays qui ont connu le même type de terrorisme que la France, ont su tirer un trait sur les années de plomb.

Exemple l’Allemagne :

Condamnée à la prison à vie pour neuf assassinats, Brigitte MOHNHAUPT, 57 ans, dirigeante de la « deuxième génération » du groupe terroriste d’extrême gauche allemand Fraction Armée Rouge (RAF), a été remise en liberté le 25 mars de cette année. Après 24 ans de détention, un tribunal de Stuttgart (Sud-Ouest) a jugé que Brigitte MOHNHAUPT « ne présentait plus de dangerosité ». Celle que la presse allemande avait appelée « la femme la plus dangereuse d’Allemagne » avait dirigé la RAF, en 1977, lors de l’enlèvement et du meurtre du patron des patrons allemands, Hans-Martin SCHLEYER. Quelques mois auparavant, elle avait préparé l’assassinat du procureur général fédéral Siegfried BUBACK, et avait elle-même tué par balles le banquier Jürgen PONTO. Elle n’a jamais publiquement regretté ses actes.

Mohammed Ali HAMMADI, condamné à la prison à vie il y a plus de seize ans pour le détournement d’un avion de la TWA et le meurtre d’un marine américain a été libéré en décembre de l’année dernière.

Un réexamen de la peine est habituel en cas de réclusion à perpétuité. Fédéralisme oblige, la décision relève exclusivement du parquet de Francfort, souligne le ministère de la Justice.

HAMMADI est à l’origine d’une des prises d’otages les plus retentissantes des années 80. Le 14 juin 1985, un boeing 727 de la TWA, qui relie Athènes à Rome, est détourné par HAMMADI et un autre libanais sur Beyrouth. Les pirates, qui détiennent 143 passagers et 8 membres de l’équipage, exigent la libération de « tous les Arabes détenus dans les prisons israéliennes ». Les otages, parmi lesquels le chanteur Demis ROUSSOS, seront libérés au compte-gouttes au gré des pérégrinations de l’avion, qui se pose à Alger avant de repartir sur Beyrouth, puis de revenir à Alger avant un ultime atterrissage dans la capitale libanaise. Les derniers otages, dont beaucoup d’Américains, ne seront libérés que le 30 juin. Mais l’un d’eux est tué, un plongeur de l’US Navy, Robert STETHEM.

L’affaire rebondit deux ans plus tard quand, lors d’un banal contrôle, HAMMADI est arrêté à l’aéroport de Francfort, en possession de matériel servant à la fabrication d’explosifs. Les Etats-Unis exigent alors l’extradition de HAMMADI, mais la RFA refuse et décide, en juin 1987, de le juger sur son territoire.

HAMMADI sera jugé devant une cour des mineurs de Francfort car à l’époque des faits, on ignore son âge. Il passe aux aveux durant son procès, reconnaît son implication dans le détournement du vol du TWA mais nie en revanche avoir tué le marine. Il est condamné à perpétuité.

Sa libération a suscité la colère de Washington. Le département d’Etat s’est déclaré « très déçu » par la décision allemande. Mais cette colère n’a pas fait reculer la justice allemande.

En France même :

Philippe BIDART, chef historique du mouvement indépendantiste Iparretarak, condamné deux fois à la réclusion criminelle à perpétuité pour le meurtre de 3 policiers, a bénéficié de la libération conditionnelle le 14 février dernier.

Toutes ces affaires démontrent clairement que la seule chose qui pourrait venir faire entrave à une libération de Georges Ibrahim ABDALLAH tient dans le veto intolérable des Américains. En guerre contre tous, au nom d’une civilisation qui leur fait tant défaut, ils se trouvent en complet décalage avec le climat de « résilience », pour reprendre le mot du psychiatre Boris CYRULNIK, qui règne désormais dans la « vieille Europe », seule manière pour elle de tirer un trait sur « les années de plomb ».

Le temps des procureurs est passé, c’est maintenant au tour des historiens de parler.
C’est pourquoi nous demandons à la justice française de suivre l’exemple de la justice allemande, et de signifier à nos condescendants amis américains que la France n’est pas une fille soumise, en un mot une putain.

Jacques Vergès, avocat de Georges Abdallah