Lucien Léger est mort !

Cela pourrait ne pas aller de soi sur un blog qui milite pour la Palestine, l’anti-impérialisme, la libération des prisonniers politiques révolutionnaires, de parler d’un ex-prisonnier qui a été condamné pour le meurtre d’un enfant. Mais comment ne pas parler de la mort de Lucien Léger, symbole de la violence de la justice en France, 41 ans de prison ! Lucien Léger depuis sa libération participait en tout anonymat, en tant qu’ancien détenu de Bapaume, aux rassemblements pour la libération des militants d’Action directe. Aucun lien direct entre lui et les prisonniers d’AD. Seulement une conscience de classe.

L’article du nouvelobs (ici) dit « L’ex-plus ancien prisonnier de France, libéré en 2005 après 41 ans de réclusion, serait mort « depuis une quinzaine de jours » à son domicile de Laon. » .

La prison détruit pendant la détention, et aprés. La libération conditionnelle n’est pas la liberté. Comment imaginer les difficultés rencontrées par un ancien détenu dans la vie quotidienne aprés 15 ans, 20 ans, 41 ans de prison !


Ci-dessous un article sur Lucien Léger, paru avant sa libération.

http://endehors.org/news/lucien-leger-une-vie-coupee

Dans son livre, retraçant la longue et âpre lutte pour l’abolition de la peine de mort en France (1), Robert Badiner rapporte cette for­mule qu’il utilisait dans ses pamphlets, alors qu’il était avocat et fervent abolitionniste, pour frapper les esprits : « Couper un homme en deux.» La locution dévoilait d’un coup l’épouvantable raffinement de cruauté qui se cachait derrière l’image d’efficacité quasi médicale de la mécanique mise au point par le docteur Guillotin.
Accusé d’enlèvement et de meurtre, Lucien Léger, en 1966, risquait la peine de mort. Le bénéfice des circonstances atté­nuantes lui valut la réclusion criminelle à per­pétuité. La justice française lui laissait la vie sauve, entre quatre murs certes, mais c’était la vie quand même, et Lucien Léger conservait l’espoir de recouvrer la liberté, passées les quinze premières années de sa détention. Liberté conditionnelle, certes, mais c’eût été la liberté quand même et, sans doute, la possi­bilité de prouver son innocence qu’il criait depuis 1965.

Lucien Léger ne sera pas « coupé en deux ». Car ce n’est pas couper un homme en deux que de lacérer la vie d’un individu, réduire à néant ses espoirs, ses désirs, le deve­nir des promesses portées en lui. Au moment de son arrestation, Lucien Léger avait 27 ans. C’était un jeune homme qui aimait la vie, assez pour devenir secouriste pour la Croix-Rouge, bien davantage pour animer depuis 1962 un Comité d’action des sans-logis et mal-logés, à Paris, très profondément enfin, pour faire de la médecine son métier. Où l’au­rait mené cet élan humaniste, irrésistiblement porté vers les autres, qu’aurait été cette vie sin­gulière qu’un sens aigu de la détresse humaine destinait manifestement à la rencontre, à l’ac­tion, à l’échange, au soutien, etc. Quarante années de prison ont tranché.

Mais non, ce n’est pas couper un homme en deux que de réduire sa sexualité à sa plus pauvre expression, arracher à un être toute perspective de vivre une liaison, qu’elle soit conjugale ou libre, qu’elle devienne ou non le fondement d’une famille. Lucien Léger avait une femme. La condamnation à perpétuité ne brisa pas le couple. Ils s’épaulaient dans leur lourde épreuve. Hélas, Solange Léger décéda en 1970. Cynisme carcéral ou imbécillité admi­nistrative, peut-être les deux tares de ce sys­tème pourri se sont-elles alliées pour interdire à Lucien d’assister à l’enterrement de son épouse. Il avait alors 33 ans et toujours, malgré tout, l’amour de la vie. Éprouva-t-il jamais le désir d’être à nouveau amant, mari, père peut-être. Quarante années de prison ont tranché.

Certes non, ce n’est pas couper un homme en deux que de le séparer de sa famille, tailler les visites au parloir et les échanges d’affection au gré des stricts règle­ments du régime pénitentiaire, en effiler la durée, la fréquence. Laisser toutefois au condamné le temps de voir vieillir puis mou­rir ses proches. Lucien Léger avait un frère. Ils éprouvaient l’un pour l’autre estime et affec­tion que la peine de Léger n’altéra jamais. Jean-Claude Léger anima une association de défense pour soutenir la révision du procès de Lucien. Si Lucien Léger n’eut droit d’assister à l’enterrement de sa femme en 1970, ni à celui de son père en 1982, ni à celui de mère en 1987, il put – insigne faveur autorités – se rendre aux obsèques de son frère, en 2001. Qu’aurait été cette fraternité hors les murs de la taule… Quarante années prison ont tranché.

Lucien Léger est toujours derrière les barreaux. La guillotine ne l’a pas « coupé en deux », oh non ! Ce que la justice française lui a fait est pire encore. Elle l’a moralement, humainement, intimement déchiqueté. Cette « justice » qui aujourd’hui ne le regarde plus dans les yeux comme à l’heure du verdict, qui reste sourde à ses cris… Car l’homme palpite encore! Son calvaire n’a rien ôté à la force de sa voix ni à l’énergie de son espoir. Pour le meilleur ou pour le pire, sa lucidité demeure intacte, et ses 67 ans n’ont pas fait de lui vieillard impotent. Au contraire. Gens de justice, entendez-le ! « Innocence ! » c’est le mot qu’il vous lance depuis trente-neuf ans.

« Liberté! », c’est l’appel qu’il vous adresse depuis 1978, amplifié par la durée d’une peine que rien ne justifie plus, qui relève simplement du plus pur sadisme.­

En 1757, l’écartèlement de Damiens, condamné pour avoir frappé le roi d’un coup de canif, fut l’occasion d’une débauche de cruauté sans pareille et l’on sait que la foule parisienne, massée sur la place de’ Grève pour assister à l’exécution, ne parvenant plus à contenir son dégoût, implora le bourreau de ce cri : « Assez ! » Le peuple français, au nom de qui l’on prétend rendre la justice dans certains palais du même nom, ignore à peu près tout du sort de Lucien Léger. Quel scandale naîtra si le cas du plus ancien détenu de France (et sans doute de l’Europe dite démocratique) est porté sur la place publique? Il faudra enfin admettre qu’à vouloir faire des exemples à coups de longues peines, on finit par produire des martyrs. Et reconnaître l’antique qu’à l’antique guillotine abolie, survit un supplice non moins ignoble: la peine de mort lente:
André Sulfide