Déclaration de Georges Ibrahim Abdallah à son procès en 1987.

GAseul

Discours prononcé par Georges Ibrahim Abdallah  devant une Cour d’assises spéciale, lors de son second procès, en février 1987.

 

27 ans après, ce discours est toujours d’actualité…

Madame, Monsieur,

Qu’un combattant arabe soit jugé par une Cour Spéciale en Occident, rien de plus normal. Qu’il soit traité de criminel et de malfaiteur, rien de vraiment nouveau, déjà les « bandits de l’Aurès »
(1), les « terroristes » de Palestine, ainsi que les « fanatiques lépreux » d’Ansar et Khiam (2) ont été l’objet de ces honorables qualificatifs. Ils rappellent à tous ceux qui ont la mémoire courte le patrimoine de votre justice occidentale ainsi que votre civilisation judéo-chrétienne.

Mais que le criminel yankee
 (3), bourreau de tous les déshérités de la terre, soit, en plus, le représentant des prétendues victimes devant vous, il y bien de quoi alors s’abstenir de tout commentaire sur la nature de votre Cour ainsi que sur la tâche qui lui est assignée.

Si, de prime abord, le représentant de l’entité sioniste semble manquer à la scène, bien évidemment, ce n’est ni par pudeur ni par discrétion de votre part ; c’est pour la simple raison que cette entité n’est qu’une tête de pont occidentale, c’est une base opérationnelle des chiens de garde impérialistes, c’est un modèle miniaturisé de ce que nous réservent vos patrons à travers leur stratégie d’anéantissement et de balkanisation
 (4). Il va de soi que devant votre Cour, cette entité est déjà représentée : si ce n’est par son patron yankee, ce sera par son homologue l’avocat général.

Ne pas commenter la nature de votre Cour ne veut nullement dire cautionner son illégitimité, sans occulter non plus sa parfaite légalité qui illustre à juste titre le gouffre qui sépare votre monde légal de notre monde réel ; représentation authentique de la paix instaurée par votre système, maintenue par l’anéantissement de millions d’hommes dans nos régions des périphéries.

En dépit des souffrances de tous les peuples de la terre, vos patrons imposent la paix et la légalité de leur système criminel dont la guerre fait partie intégrante ; mais vous vous trompez si vous espérez que la guerre ne dépassera jamais plus les régions des périphéries.

Quarante ans après la libération de Paris, on voit persister dans votre pays une référence quasi obligée de tous vos patrons aux années d’occupation, référence mystifiante, larmoyante et vantarde ; elle occulte d’une part la lâcheté de tous ceux qui se foutaient des porteurs de l’étoile jaune, et qui n’ont découvert leur virilité qu’en soutenant les escrocs qui exploitent les terribles souvenirs d’Auschwitz et d’autres crimes de votre système ; et d’autre part, elle occulte aussi les raisons des actions illégales de ces « terroristes lépreux » de l’Affiche Rouge
 (5) et de leurs camarades qui sauvaient l’honneur de votre pays en se battant héroïquement contre l’ordre des criminels et de leurs fantoches. Ils se sont battus ici en France et ailleurs. Ils attaquaient là où ils pouvaient, foulant aux pieds toute légalité qui entravait leur légitime combat. Quatre ans d’occupation de votre hexagone ont mis en lumière la criminelle légalité de votre système impérialiste et ont comblé d’honneur tous ceux qui s’étaient attachés à la légitimité de le combattre. Certes, ces « lépreux terroristes » n’étaient pas très nombreux et les généraux « Massu » (6) ne figuraient pas à titre d’exception dans leur mouvement, mais cela ne nous empêche pas d’espérer voir ressurgir de « nouveaux lépreux », beaucoup plus nombreux, dont le mouvement soit dépourvu des « Massu » et qui s’engagent dans le même combat des « pestiférés » du Moyen et Proche-Orient, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique centrale pour mettre un terme à la légalité de votre paix garantie par la stratégie d’anéantissement de vos patrons dans nos régions périphériques. Heureusement, l’actualité ne dément pas nos espoirs.

Bien sûr, vous n’êtes pas ici pour parler politique, c’est clair, vous êtes ici simplement pour juger des actions qui ont perturbé la paix de votre ordre ; pour connaître le sens de cette paix « apolitique », rien de mieux que de se référer à un de vos sages patrons, un des garants de vos institutions [Mitterrand]. À la veille d’une de vos agressions contre notre peuple, ne déclarait-il pas : « Cette paix est mieux défendue par la guerre que nous faisons que si nous laissions aller les choses, elle est mieux préservée par notre action que par notre inaction ».

C’est cette paix, Messieurs, la paix des cimetières, que menacent les actions que vous prétendez juger. C’est la continuité de la guerre d’extermination perpétrée par Reagan, le leader de votre ordre, qui est menacée. C’est à la guerre impérialiste que votre Cour se donne le droit de faire un procès.

Non, Messieurs, votre Cour est loin d’être apolitique. Non, Messieurs, votre procès loin d’être légitime s’inscrit sur le drapeau légal de la guerre impérialiste menée contre notre peuple, balayant par là même les bonnes intentions de ceux qui jouent les bons offices auprès de vos patrons, ainsi que les illusions de ceux qui ont cru hypocritement que la vipère change de nature en changeant de peau.

Avec quelle sérénité et quelle indépendance prétendez-vous juger des actes de guerre en les isolant du processus général de l’agression impérialiste perpétrée contre notre peuple ? Dans quelle mesure, vous, représentants de l’impérialisme français, n’êtes-vous pas impliqués dans cette guerre ? De quel cynisme doit être doté le représentant du criminel Reagan pour se présenter en victime et partie civile à Paris au moment où l’US Navy
(7) prépare l’assaut de Beyrouth et autres cités arabes ? Il faut avoir une certaine parenté avec Goebbels pour pouvoir faire avaler cette scène et qui d’autre que les instances impérialistes occidentales a droit à cette ordure de l’histoire et son infâme parenté !

Depuis bientôt plus de quarante ans, notre peuple subit les agressions de tout poil. Aucune arme ne fait défaut au champ d’expérimentation où notre peuple sert de cobaye. Du début du siècle jusqu’à nos jours, rien ne nous fut épargné par vos patrons, des plus infâmes conspirations aux plus criminels massacres. Anéantissement et balkanisation se conjuguent sous le drapeau mystificateur des droits de l’homme occidental. Anéantissement, les Américains et leurs chiens de garde sionistes se chargent actuellement de le perpétrer le plus cruellement possible. Balkanisation, vous occidentaux, Européens en l’occurrence, vous en êtes les architectes, les anges gardiens de sa continuité.

Notre pays, Messieurs, est occupé, notre peuple est déraciné. Les occupants, les agresseurs, sont des Occidentaux blonds aux yeux clairs.

Ce ne sont pas des slogans de propagande, ce sont des femmes et des hommes en chair et en os éventrés, ce sont des gosses par centaines décapités. Chaque jour, il y a des morts, chaque jour il y a des avions qui bombardent et tuent, et des navires de guerre sèment la mort et la destruction. Chaque jour, vos colons ramassent de nouveaux otages, notre peuple des territoires occupés est otage et le reste est otage potentiel ou victime en puissance.

Certes, ni à Ansar ni à Ashkelon il n’y a de chambres à gaz, les bombes à dépression et autres fleurons de votre industrie en font la relève, et vos colons en sont parfaitement satisfaits, au moins jusqu’à maintenant. Tout se joue en fonction de la proportion des nouveaux colons que vous pouvez leur fournir ; mais tout se joue aussi en fonction de l’attachement de notre peuple à la légitimité de combattre l’ordre fournisseur de colons, votre criminel ordre. Bien sûr, à votre grande satisfaction, l’édifice de balkanisation remplit toujours ses fonctions ; aussi longtemps que les prostitués-marionnettes de vos proxénètes sont en place, ils y resteront, rassurez-vous, à court terme.


Messieurs, je ne suis pas ici pour attirer votre attention sur la cruauté des massacres perpétrés contre notre peuple ; vous n’êtes pas, d’ailleurs, tellement étrangers à ces massacres. Je ne suis pas ici non plus pour solliciter une condamnation du bourreau ; déjà les plus hautes instances internationales nous en ont fournies assez, mais hélas, ces paperasses ne nous ont pas servi à grand chose, ni en 1982, ni avant ni après, face aux fleurons de votre industrie meurtrière.

Je suis ici, Messieurs, pour vous demander simplement de bien vouloir laver vos mains maculées de notre sang et du sang de nos mômes, avant de prétendre nous juger, car celui qui accepte de fouler aux pieds le sang de vingt-cinq mille morts tombés au Liban lors de l’invasion impérialo-sioniste de 1982 ne peut qu’être le complice direct de Reagan et de Begin dans leur guerre d’extermination contre notre peuple. Vingt-cinq mille morts en trois mois à l’honneur de votre paix, quarante-cinq mille blessés à l’honneur de votre justice. Quatre-vingt dix jours et Beyrouth tenue en champ d’expérimentation des armes américano-israéliennes et pourtant l’administration Reagan est victime et partie civile à vos yeux ! Bien sûr, rien d’anormal dans tout cela, en dépit de l’illusion débile de ceux qui prétendent déceler une possible impartialité de la France impérialiste et de sa justice.

C’est ça, l’ABC de votre justice, le fond de ce procès et de ces accusations qui, par ailleurs, ne me sont que des honneurs que je n’ai pas mérités. Si notre peuple ne m’a pas confié l’honneur de participer à ces actions anti-impérialistes que vous m’attribuez, au moins j’ai l’honneur d’en être accusé par votre Cour et de défendre leur légitimité face à la criminelle légalité des bourreaux, et je crie haut et fort : Foulons aux pieds toute entrave à la légitimité de notre combat. Foulons aux pieds la paix de tout ordre qui se manifeste chez nous en termes de « Paix en Galilée ».

Je sais très bien que c’est cette position qui est à criminaliser, et c’est en fonction de cette tâche que votre justice est rappelée à l’ordre par l’administration Reagan. En toute « indépendance » et « impartialité » vous avez obéi à l’appel, et en toute sérénité je vous réponds au nom de ce que je représente ici : ou bien il y aura la paix pour notre peuple arabe, et sur toute la terre arabe, ou bien il n’y aura la paix pour personne et nulle part.

Bien sûr, les criminels yankees et leurs homologues socio-démocrates vont crier haro sur les « terroristes fanatiques », ils enfreindraient les lois de la paix impérialiste et les règles élémentaires de la « tolérance » occidentale orchestrée à la cadence des obus du [cuirassé] New Jersey et des F-16 quand ce n’est pas à la cadence de ceux des Super-Étendard et des Jaguar.

Bien sûr, les esprits « tolérants » et « démocrates » ont bien de quoi s’indigner devant la montée du « fanatisme » et du « terrorisme international », ils n’oublient jamais d’afficher leur « solidarité humanitaire » avec la résistance contre l’occupant à la seule condition que les victimes obéissent aux lois des bourreaux, à savoir que la guerre ne devra jamais plus dépasser les régions des périphéries et ne devra plus jamais perturber leur criminelle paix.

Tout aussi compréhensibles, les préoccupations et la fureur des « civilisés » chevaliers de l’Occident des « droits de l’homme » et de la « liberté » face à ces « barbares pestiférés » du Proche et Moyen-Orient. Comment ne pas comprendre leur inquiétude et leur déception : alors que tous les chefs-d’œuvre de leur civilisation sont exposés sous l’œil bienveillant de leurs « droits de l’homme » et de leur statue de la « liberté », partout sur la terre arabe – que ce soit à Maaraké ou à Zrarié, à Bir el Abd
 (8) ou à Sabra et Chatila(9), à Benghazi ou à Tripoli (10), pour ne pas en citer d’autres — toujours la même obstination chez ces « barbares », déception qui rappelle, par ailleurs, celle de vos ancêtres quand, pour la même mission « civilisatrice », ils étaient allés pour des prunes aux abords de Damas.

Cet Occident impérialiste judéo-chrétien que vous représentez, Messieurs, n’a pas à se plaindre beaucoup de « l’incompréhension » de ses valeurs par notre Orient périphérique et musulman —accusé et criminalisé, agressé et dominé. Certes, on n’est pas encore arrivés à concevoir des statues de la liberté à l’égal du New Jersey et de ses canons, ou des F-16 et de leurs bombes, mais ne faut-il pas reconnaître qu’on est arrivés à les recevoir comme il se doit !!!
 (11)

Certes, on n’a pas encore érigé dans vos villes des statuettes de la « liberté » comme celle érigée à Bir el Abed (à titre d’exemple) et signée de la main de Reagan, ayant pour matériel le modique chiffre des quatre-vingt corps carbonisés et déchiquetés, mais là-dessus, je peux vous assurer qu’on saurait bien vous imiter.

Bien sûr, votre indignation est bien claire à l’égard de notre « intolérance » d’orientaux arabes et musulmans, mais faut-il signaler qu’on a bien compris votre « tolérance » exprimée par excellence par Sharon et ses hordes à Sabra et à Ansar, par Begin et Shamir à Kfar Kassem et Deir Yassin
 (12) ; et nous sommes bien convaincus qu’elle ne se limite pas à l’aire arabe et musulmane. Elle se manifeste aussi cruellement tout au long des périphéries de votre système : de la Grenade à l’Afrique du Sud, des frontières nicaraguayennes à celles de l’Angola, du Salvador et du Chili à la Corée du Sud et de la Malaisie, là où il y a yankee, patron de votre ordre, ou ses laquais, il y a la mort et la destruction.

Et pourtant il est partie civile et victime à Paris, ou plutôt c’est pourquoi il peut se présenter en partie civile à Paris au lieu d’être accusé à Nuremberg
 (13).

Bien sûr, il n’y a pas de raison pour que le bourreau soit accusé, ses victimes ne sont en fin de compte que des Arabes, des Africains, des Asiatiques et des Latino-Américains ; et leur extermination n’est ni un délit ni un crime pour la justice occidentale.

C’est dans cet état d’esprit que la chambre d’accusation a établi ses prétendues charges irréfutables contre moi.

Il est déjà bien clair votre Cour que je n’ai nullement l’intention de commenter ces prétendues charges, vous signalant simplement que comparativement appliquées, telles qu’elles vous sont présentées par la chambre d’accusation, elles sont aussi irréfutables contre « Monsieur tout le monde » en France.

Je tiens simplement à signaler, à vous qui avez le droit légal de me juger ainsi qu’à tous ceux qui ont la légitimité d’en faire autant, le fait suivant : je suis accusé d’assassinat et de complicité pour avoir été en France avant ou après des attentats. Que dire alors de Monsieur Jean-Christophe Mitterrand qui était en Palestine occupée à Kfar Hanassi quand la soldatesque sioniste se livrait aux pires excès ? Que dire de celui qui se rendait à Beyrouth sur les chars de Sharon en 1982 lors de l’invasion du Liban pour exprimer son soutien aux avant-gardes de votre monde « libre » [Léotard
 (14)] ? Que dire de tous ceux qui livraient et livrent encore les fleurons de leurs arsenaux aux agresseurs de notre peuple, des Jericho 2 à tête thermonucléaire aux F-16 ? Bien sûr, pour vous la comparaison ne tient pas debout, ils ne sont en fin de compte que des occidentaux, blonds aux yeux clairs, et surtout au service de la paix impérialiste. Mais faut-il vous rappeler que votre argumentation ne saura être qu’une charge en plus devant ceux qui ont la légitimité de les juger.

Sachant bien que la lutte des peuples n’avance pas en fonction de la longueur des déclarations de ses combattants prisonniers, je remercie mes ravisseurs pour m’avoir laissé exprimer ce que j’ai à dire en dépit du régime d’isolement carcéral qui m’est appliqué.

M’adressant à vous ainsi qu’à mon père, de qui je n’ai plus de nouvelles, je vous répète la parole d’un combattant africain: «wotta sitta», ce qui veut dire en français : « le temps est juste » ou plutôt « c’est juste le temps de… », et je me retire de cette Cour, vous laissant le plaisir d’écouter le représentant du bourreau et sa défense vomir leur haine contre les déshérités de la terre.

A bas l’impérialisme et ses laquais !


La Victoire et la Gloire pour tous les peuples en lutte !

Georges Ibrahim Abdallah
Paris, le 23 février 1987.

Notes :
(1) Allusion aux combattants du FLN pendant la guerre d’Algérie, qualifiés ainsi dans la presse française de l’époque.
(2) Ansar est un camp de concentration israélien, Khiam un camp de concentration et de torture de la milice fasciste libanaise « Armée du Liban Sud » qui était organisée, armée et financée par Israël.
(3) Rappelons que les USA était partie civile au procès de Georges Ibrahim Abdallah.
(4) La balkanisation est une politique impérialiste typique qui vise à « diviser pour régner », en fractionnant un pays ou une région en de multiples « États » indépendants et rivaux.
(5) Allusion à un groupe de résistants communistes de l’organisation FTP-MOI composée de travailleurs immigrés en France. Responsables de nombreux attentats contre les nazis et les collaborateurs, ils  furent arrêtés, torturés et fusillés.
(6) Le général Massu allait tristement se distinguer pendant la guerre d’Algérie, à la tête de la division parachutiste.
(7) A l’époque du second procès de Georges Ibrahim Abdallah, la marine américaine bombardait les environs de Beyrouth, et l’arrière-pays, dans le cadre du conflit entre la résistance libanaise et la « Force internationale de maintien de la paix » déployée par les puissances impérialistes à Beyrouth après le retrait israélien. Les chasseurs-bombardiers de l’aéronavale et les canons du cuirassé New Jersey firent des dizaines de victimes. Les bombardiers Super-Étendard de l’aéronavale française participèrent aussi à ces bombardements.
(8) Localités libanaises où les bombardements américains provoquèrent un massacre de civils.
(9) Camp de réfugiés palestiniens où les fascistes libanais des Phalanges massacrèrent des centaines de civils libanais et palestiniens. Rappelons que les impérialistes imposèrent en août 1982 comme président au Liban le chef des phalangistes, Bechir Gemayel.
(10) L’aéronavale américaine venait de bombarder ces deux villes libyennes.
(11) La « Force internationale de maintien de la paix » avait subi une défaite écrasante au Liban ; des attentats avaient notamment anéanti les quartiers généraux des contingents américain et français, tuant des dizaines de militaires, et provoquant un retrait qui s’apparenta à une débâcle.
(12) Villages de Palestine dont la population fut massacrée par les sionistes.
(13) C’est à Nuremberg qui furent jugés les criminels de guerre nazis.
(14) Alors ministre de la défense du gouvernement français