Après la publication dans le Monde daté 1er-2 mars de l'article de Daniel Vernet intitulé "Un sursaut d'honneur" et relatif à la condamnation de Georges Ibrahim Abdallah, M. Gérard Spitzer, ancien FTP et ancien militant aux côtés du FLN algérien, nous a adressé une lettre dans laquelle il écrit notamment :
Il faut remonter à plus de cinquante ans pour retrouver en France un « consensus » aussi touchant que celui qui a accueilli la condamnation de Georges Ibrahim Abdallah à la réclusion criminelle à perpétuité.
Nous sommes encore quelques-uns, anciens « terroristes » de l’époque à nous rappeler les pleins pouvoirs à Pétain, votés par les parlementaires à une énorme majorité, les lois raciales, les juifs raflés par la police française pour être livrés aux camps d’extermination nazis, les communistes, les résistants traqués et condamnés indifféremment par les tribunaux militaires allemands ou les juges français siégeant en sections spéciales (…).
TOUS les magistrats professionnels, sauf un, M. Didier, ont prêté comme un seul homme le serment de fidélité à Pétain, c’est-à-dire par personne interposée à Hitler. Fidèles à ce serment, les magistrats des sections spéciales ont condamné les gaullistes, les communistes, les résistants, tous ceux qui s’opposaient d’une façon quelconque à l’ordre nouveau d’Hitler et de Vichy.
Cela n’a pas empêché un certain nombre d’entre eux de reprendre du service dans les tribunaux chargés de l’épuration après la victoire des alliés.
Pour ne pas perdre la main, les survivants et leurs successeurs ont condamné par milliers à de lourdes peines (y compris la mort) les Algériens qui luttaient contre l’ordre colonial et pour l’indépendance de leur pays, ainsi que les – trop rares – Français qui combattaient à leurs côtés.
Bien entendu, la « justice » fermait les yeux sur les « bavures » commises par d’illustres officiers supérieurs – jusqu’au jour où certains d’entre eux osèrent se dresser contre de Gaulle.
Dans l’affaire Georges Ibrahim Abdallah, l’un des chefs de la DST vient affirmer à la barre que l’accusé n’est pas le chef des FARL, autrement dit que rien ne permet de l’impliquer personnellement dans les faits qui lui sont reprochés. L’avocat général lui-même en arrive à demander, « la mort dans l’âme », que la cour s’en tienne à une peine de prison égale ou inférieure à dix ans – sachant qu’il ne dispose d’aucun argument pour prouver la « culpabilité » de Georges Ibrahim Abdallah.
Mais entre-temps le gouvernement américain s’est porté partie civile et, dans la France de 1987, ce sont les Etats-Unis d’Amérique qui jouent le rôle de puissance suzeraine, et non plus l’Allemagne hitlérienne comme en 1940-1944.
Lorsque les magistrats composant la cour d’assises spéciale chargée de juger Georges Ibrahim Abdallah – parce que le pouvoir n’a même pas osé confier ce procès à un jury ordinaire – décident de condamner l’accusé à la réclusion perpétuelle sans la moindre preuve, après soixante-dix minutes de délibérations, simplement parce qu’il s’est proclamé « combattant arabe », peut-on vraiment soutenir que « la justice est au-delà de la raison d’Etat? ».
Ne serait-il pas plus exact de constater que la raison de l’Etat américain, chef de file du monde libre, c’est-à-dire capitaliste, est au-delà de la justice?
Au moment où le super-terroriste Reagan est en difficulté aux Etats-Unis pour avoir à la fois organisé un frafic d’armes à grande échelle alimentant des massacres en chaine, de Bagdad à Téhéran et à Managua, et cherché à sauver quelques otages américains afin d’améliorer son score dans les sondages, la cour d’assises spéciale de Paris corrige cette défaillance en proclamant le droit du plus fort.
En 1987 comme en 1940 et comme en 1960, le seul « sursaut d’honneur » possible viendra de ceux qui se placent en dehors du « consensus » des puissants de ce monde.