Palestine – 04-10-2006
Un entretien avec Adel Samara
Par Julien Salingue et Amélie Boiteux
Adel Samara est un économiste et écrivain palestinien. Il vit à Ramallah. Il est journaliste au quotidien AlarabOnline et directeur du Centre oriental pour les études culturelles. Il dirige également la revue palestinienne trimestrielle Kana’an. Il a publié de nombreux livres traitant de la question palestinienne, malheureusement pas traduits en Français à ce jour. En novembre 1999, il fut l’un des 20 signataires d’un appel dénonçant la corruption, le manque de démocratie et les trahisons de l’Autorité Palestinienne. Cela lui a valu d’être arrêté par la police palestinienne à l’époque.
Les Israéliens disant qu’ils combattent pour garder l’Etat juif pur et les Palestiniens disant que nous sommes sur notre propre chemin vers un Etat indépendant avec "l’Autorité Palestinienne Indépendante".
La classe dirigeante palestinienne agit et parle comme s’il y avait deux Etats, mais en pratique il y a seulement un Etat : notre marché est entièrement ouvert à leur marché, la monnaie israélienne est notre monnaie, l’armée et la police israéliennes peuvent contrôler tout le monde, partout…
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Pouvez-vous nous dire, en quelques mots, comment comprendre ce qui se passe dans la région, rapporté aux derniers développements de la mondialisation capitaliste ?
Je pense qu’un des buts principaux de la mondialisation est d’intégrer le Moyen-Orient au capitalisme mondialisé, d’appliquer la mondialisation dans le Moyen-Orient.
Ce qui arrive ici n’est pas seulement dû au fait qu’Israël constitue une base pour l’impérialisme, mais c’est principalement à cause du pétrole, qui est le sang de la mondialisation dans la période actuelle.
La domination des pays pétroliers, de la région du pétrole, permettrait aux Etats-Unis de contrôler l’ensemble du développement, partout dans le monde, surtout le développement de la Chine, de l’Inde, et bien sûr de l’UE. Ainsi, dans cette région il y aura de plus en plus de guerres et la situation ira en s’empirant.
Dans ce cadre, Israël n’est pas un Etat normal, et ne sera jamais un Etat normal, parce qu’Israël joue un rôle fonctionnel dans l’agenda et le projet global des Etats-Unis, comme nous l’avons vu récemment avec la guerre du Liban.
La guerre au Liban a ouvert l’esprit des gens sur beaucoup de problèmes importants :
L’un d’eux, l’un des plus important, est qu’Israël ne gouverne pas le monde (ceci était dans l’esprit de beaucoup d’analystes et d’éditorialistes). Israël fait partie de l’entreprise multi multi multinationale, le capitalisme, et les Israéliens possèdent leurs propres actions dans cette entreprise.
Et dans le même temps, il y a des actionnaires arabes dans la même compagnie.
Pendant longtemps, il y avait des éditorialistes arabes qui disaient : "Les juifs contrôlent le monde, c’est pourquoi nous sommes contre la religion juive et nous combattons comme Musulmans…".
Maintenant les choses sont devenues claires, et même en Israël on se rend compte qu’Israël a été utilisé par les Etats-Unis pour permettre à l’administration Bush de contrôler le Liban.
Un autre problème, peut-être le plus important de tous, est qu’il est maintenant clair pour tout le monde que la plus grande partie des classes dirigeantes arabes joue aussi un rôle fonctionnel dans le développement du capitalisme mondialisé dans la région.
Dans les premiers jours de la guerre au Liban, l’Egypte, l’Arabie saoudite, la Jordanie… disaient que le problème était le Hezbollah, qu’ils qualifiaient d’aventuriste, et ils demandaient à Israël d’en finir avec le Hezbollah aussi vite qu’ils pourraient. Ces régimes jouent le même rôle qu’Israël, mais d’une façon différente.
Il y aura de plus en plus de guerres dans la région, et les classes dirigeantes arabes joueront un rôle fonctionnel dans ces guerres : comme Israël est allé au Liban pour détruire le Hezbollah et la résistance, les régimes arabes combattront, continueront leur agression contre les masses arabes, contre les classes pauvres, contre, en général, la résistance dans le Moyen-orient.
Parce que la résistance est non seulement une résistance contre l’occupation, mais aussi contre la classe capitaliste, les compradores, les régimes corrompus, etc. Israël a perdu la dernière guerre, mais Israël a aussi emporté une victoire : maintenant les régimes arabes travaillent directement et ouvertement pour Israël.
Je pense que le régime palestinien a été construit pour jouer et qu’il jouera aussi un rôle fonctionnel pour les objectifs d’Israël et des Etats-Unis. C’est pourquoi tout mouvement de résistance doit choisir entre construire un « régime palestinien patriotique indépendant » (sous l’occupation) et combattre contre Israël et l’occupation.
Ce sont les caractéristiques principales de la place du Moyen-orient, d’Israël, et des régimes arabes à l’époque de la mondialisation.
Que pouvez-vous nous dire à propos des résultats des dernières élections en Palestine ? Pensez-vous, comme quelques-uns le disent, que c’est « la fin du processus d’Oslo » ?
Je suis en désaccord avec les Palestiniens qui répètent tout le temps que "le processus d’Oslo est mort" et que les élections ont ouvert une nouvelle situation, une nouvelle période.
Un des produits d’Oslo est l’Autorité palestinienne (AP) : auto-administration, autonomie, Etat indépendant… à la fin, c’est un processus continu. Et les élections ont eu lieu sous le parapluie d’Oslo, dans les termes exacts des accords d’Oslo. Je pense que tous ceux qui ont dit que les élections ont eu lieu après le processus d’Oslo ou qu’elles ont mis fin au processus d’Oslo n’ont pas raison.
Ceux qui disent cela essaient de justifier leur disposition à faire des compromis avec Israël et l’occupation. Tous les groupes qui ont participé aux élections sont beaucoup plus prêts à faire des compromis avec Israël qu’ils ne sont convaincus qu’Oslo est mort.
Si vous dites qu’Oslo est fini, vous devez dire aussi que l’Autorité Palestinienne devrait être dissoute. Après cela, vous pourrez dire qu’Oslo est fini.
Ce qui confirme ceci est que le nouveau gouvernement, le nouveau conseil législatif, dirigé par le Hamas, insiste encore sur le fait qu’ils doivent rester au gouvernement, même si depuis les élections ils n’ont pas gouverné une heure : tout est paralysé, gelé… mais ils veulent encore se maintenir dans leur situation. Cela signifie qu’ils rêvaient d’être la direction politique [des Palestiniens], ou au moins dans la direction politique.
D’accord, exercer la direction politique est le dessein de tous les partis politiques. Mais ici vous devez choisir entre être à la direction politique de l’auto-administration, l’autonomie, sous le parapluie des accords d’Oslo, ou être à la direction politique du peuple, par la lutte, hors d’Oslo, hors du compromis, menant le peuple vers la libération.
J’ai discuté de toutes ces choses avec les gens du Hamas quand ils m’ont demandé de participer avec eux [au nouveau gouvernement] en me disant qu’ils me donneraient la place que je voudrais.
Je leur ai dit que, parce que je suis contre les accords d’Oslo, je ne participerai pas à quoi que ce soit qui constitue une reconnaissance des accords d’Oslo.
Je leur ai dit qu’ à cause d’Oslo, Israël peut nous couper l’oxygène quand ils veulent, c’est ce qui est arrivé, et maintenant que font-ils ? Parler et négocier avec le Fatah et d’autres partis pour construire un gouvernement d’Unité Nationale. Sous le parapluie d’Oslo…
A propos des résultats des élections. En tant que Palestinien habitant ici, je peux vous dire que notre société n’est pas une société fondamentaliste.
Il y a beaucoup de gens laïcs dans la société palestinienne, mais ils ont élu le Hamas parce que l’autre régime était totalement corrompu. C’était incroyable comme les dirigeants arnaquaient le peuple palestinien ouvertement. Donc les gens cherchaient une forme d’alternative. Il n’y avait pas d’alternative laïque, libérale, ou même socialiste… Alors les gens ont choisi le Hamas.
Même des Chrétiens ont voté pour eux. C’est pourquoi je pense que c’est une erreur de regarder les résultats des élections et de dire que la plupart des gens sont des supporters du Hamas. Ils ont voulu le changement, et ils n’avaient pas peur du changement, parce que le régime précédent était considéré comme ce qu’il peut y avoir de pire…
Permettez-moi d’ajouter quelque chose. Les élections elles-mêmes sont une espèce de ce que nous pouvons appeler «démocratie financée», financée à partir des centres de l’impérialisme. C’est une nouvelle forme de démocratie.
Quel genre de démocratie est une démocratie qui est soutenue et installée par les donateurs, par les centres capitalistes ?
Nous pouvons voir le résultat maintenant, il n’y a plus d’argent. Cette démocratie financée est une démocratie dans laquelle vous devez voter, vous déplacer, agir… comme ils, les donateurs, veulent que vous fassiez.
Les discussions à propos d’un gouvernement d’union nationale ont commencé. Mais il y a quelques mois, beaucoup d’analystes parlaient d’une aile du Fatah qui était prête à renverser le Hamas. Que pouvez-vous nous dire sur ce sujet ?
Le Hamas et le peuple palestinien ont eu la chance que les derniers mois furent très difficiles et agités dans la région et dans la vie politique palestinienne.
C’était très difficile pour les fascistes de faire un coup d’Etat soutenu par Israël, les Etats-Unis et les régimes arabes. Ceci ne signifie pas que je pense que le Hamas soit très bon, mais que des personnes élues, même dans ce genre de démocratie, c’est mieux que des fascistes qui sont arrivés par la force.
Les derniers développements ont obligé la branche fasciste du Fatah à reporter leurs plans à plus tard : c’était très difficile pour eux de faire ce qu’ils voulaient pendant la guerre au Liban, pendant que le Hezbollah combattait, accomplissant un très grand travail.
Les gens n’auraient jamais accepté ce coup d’Etat : "Des gens se battent au Liban et la seule chose que vous faites c’est agir comme les impérialistes et les sionistes le veulent !".
Mais ceci ne signifie pas qu’ils n’essaieront pas à nouveau. Ils choisiront la bonne occasion, le bon moment, pour essayer de le faire. Ils magouillent actuellement avec le problème du gouvernement d’union nationale : ils essaient d’obtenir autant de sièges que possible, et ainsi de revenir au pouvoir d’une manière indirecte.
Le problème du Hamas est qu’ils ne peuvent pas travailler pour le peuple. Ils pouvaient avoir de bonnes intentions, mais maintenant parce qu’ils ont choisi de gouverner dans le cadre des accords d’Oslo, ils doivent obéir et travailler dans le cadre des accords d’Oslo !
S’ils ne le font pas, ils continueront à paralyser l’économie et la société. J’entends des gens ordinaires qui disent : "Bien, si vous êtes bon, mais incapable de gérer, pourquoi restez-vous ? Les autres sont mauvais, mais ils gèrent…".
Il n’y a pas de grand mouvement de masse contre le Hamas, et je pense il n’y en aura pas, au moins dans l’avenir proche. Mais en même temps, les gens essaient de gérer leur vie quotidienne, et le Hamas est incapable de les aider.
Je pense qu’il y aura beaucoup de pression sur le Hamas pour leur faire accepter un gouvernement d’union nationale.
Je pense qu’il y a une chance pour que ce genre de gouvernement se mette en place. Parce que le Hamas se rendra compte qu’ils ne peuvent pas continuer seuls parce qu’ils ne peuvent rien faire !
Certaines personnes et certains partis politiques parlent de dissoudre l’Autorité palestinienne et de mettre ainsi fin à la fiction de l’ « autonomie », parce que l’occupation est partout et parce que tout dépend du bon vouloir d’Israël.
Oui. Je pense que la question du gouvernement d’union nationale n’est pas le problème principal. Le problème principal est celui dont vous venez de parler.
Depuis au moins 6 ou 7 années, il y a des discussions, des textes, sur l’intérêt véritable d’avoir cette Autorité Nationale Palestinienne.
L’AP est-elle nécessaire ?
Dans le passé, je soutenais l’idée de dissoudre tout simplement cette Autorité, tout d’abord parce que c’est un produit d’Oslo, et aussi à cause de la corruption et de la passivité.
Mais écoutez : Israël n’acceptera jamais de dissoudre l’AP, et les forces sociales palestiniennes qui profitent de ce régime n’accepteront jamais non plus de la dissoudre. Israël ne mettra pas fin à l’AP parce que pour eux c’est un rêve d’avoir des Palestiniens prêts à arrêter la lutte contre l’occupation et à simplement négocier avec Israël, repoussant les problèmes les plus importants pour l’avenir : le droit au retour, Jérusalem, les colonies…
L’AP est une reconnaissance explicite d’Israël dans les frontières de 1967, qui est la négation du droit des Palestiniens à habiter dans leur propre patrie, la négation du droit au retour. Peut-être que la plupart des dirigeants de l’AP ne l’ont jamais déclaré ouvertement mais, en pratique, c’est la réalité.
N’importe quel groupe qui consent à participer à cette AP consent à abandonner le droit au retour des réfugiés palestiniens.
Nous avons environ 1/3 des gens qui profitent de l’AP. Nous parlons d’environ 160 ou 180 000 personnes qui travaillent au sein de l’AP, et si chacune nourrit ou soutient une famille de 5 personnes, nous parlons de presque 1 million de personnes qui sont dépendantes de l’AP.
En fait, tout cela a été planifié : jusqu’ à 1993-1994, un nombre équivalent de gens travaillait en Israël. Après cela, les choses ont changé. Israël a arrêté d’employer la plupart d’entre eux, les entassant en Cisjordanie et à Gaza, les nourrissant à travers les donateurs.
Les donateurs ont donné de l’argent à l’AP, et l’AP a donné des emplois à ces gens. Avant, ces gens étaient dépendants de leurs propres salaires, payés en Israël, ce qui est la situation normale de n’importe quel ouvrier partout dans le monde.
Mais ensuite ils sont devenus des éléments de la structure politique de l’AP. C’est pourquoi ils veulent garder cette Autorité. Si vous mettez fin à l’AP, ils seront chômeurs…
Je ne soutiens pas le maintien de l’AP, mais dans la pratique il est très compliqué d’y mettre fin. C’est pourquoi j’essaie d’élaborer une autre approche de cette question : le peuple doit certes se battre contre l’AP, mais contre son rôle politique.
Nous devons dire que cette Autorité ne représente pas la question politique palestinienne et que sa fonction est uniquement de s’occuper de la vie quotidienne du peuple palestinien.
Pendant la campagne électorale, j’ai écrit et j’ai dit que tout groupe palestinien qui veut participer à ces élections doit faire une liste avec des personnes qui ne traitent pas des problèmes politiques, qui ne font pas semblant qu’elles dirigent le peuple palestinien ou qu’elles représentent les palestiniens au titre de régime politique : des personnes qui traitent de l’économie, qui sont prêtes à combattre la corruption, qui sont capables de s’occuper de la vie quotidienne des gens, des problèmes sociaux.
Une vraie autonomie. Dans ce cas, la direction de l’AP ne serait pas habilitée à négocier avec Israël ni à s’occuper de l’avenir du problème palestinien.
Ce pourrait être l’OLP en dehors, ou alors quelque chose de différent pourrait être créé pour représenter la cause politique palestinienne en tant que telle.
Je sais que c’est une approche difficile mais c’est, au moins jusqu’à présent, la seule approche crédible et globale de la crise. Je me rappelle, en 1990-1991, pendant la Conférence de Madrid, quand j’ai écrit aux gens du FPLP, que j’avais quitté quelques années avant.
Je leur ai dit : "N’essayez pas d’intégrer l’OLP aux négociations directes avec le régime sioniste. Laissez cela aux gens ordinaires qui habitent en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Il y a des gens là-bas, des libéraux, des gens de droite, des bourgeois… prêt à accepter d’Israël n’importe quel niveau d’offre. Gardez l’OLP comme représentation de la cause palestinienne".
Mais la direction de l’OLP, à ce moment-là, voulait devenir une classe dirigeante, pour obtenir sa part de bénéfices, et donc ils ont décidé de venir ici et d’être les dirigeants du gouvernement indépendant sous occupation Israélienne.
Le résultat de cela, c’est que l’OLP a été annihilée, et que l’AP à l’intérieur de la Cisjordanie et de Gaza est devenue le représentant de la cause palestinienne. C’était le commencement de la catastrophe dans laquelle nous sombrons depuis lors.
Maintenant je pense que nous avons la possibilité de parler d’en finir avec le côté politique, le rôle politique de l’AP. C’est maintenant ce que j’écris et ce que je dis quand je suis invité par les medias.
La semaine dernière j’ai été invité par Al-Manar pour parler environ une heure. J’ai dit que les gens doivent combattre maintenant pour empêcher l’AP de jouer un rôle politique. L’AP devrait juste être là pour les affaires internes.
Comment pensez-vous que le Hamas fera face à la contradiction entre ce qu’ils représentent pour beaucoup de gens (le changement, la résistance) et leur situation de gouvernement régi par les accords d’Oslo ?
Y a-t-il une lutte, au sein du Hamas, entre ceux qui veulent que le Hamas reste une force de résistance et ceux qui veulent que le Hamas s’adapte à sa nouvelle situation ?
Un mouvement politique et social est incapable de changer radicalement et directement. Il y a beaucoup de changements au sein du Hamas.
Pour résumer, nous pouvons dire qu’il y a maintenant dans le Hamas deux courants principaux : la direction traditionnelle, proche des Frères Musulmans et qui est disposée à gouverner d’un point de vue de classe (celui des intérêts des riches marchands du Hamas) et à se maintenir dans sa nouvelle situation politique.
La nouvelle génération du Hamas est un petit peu différente : c’est une génération militante, un mélange entre islam et nationalisme. Ils n’ont pas une manière fondamentaliste de penser, une culture politique fondamentaliste.
Je pense que le futur proche mettra le Hamas dans une situation plus critique, surtout à cause du résultat de la guerre au Liban. La victoire du Hezbollah, par l’utilisation de la guerre de guérilla, encouragera la nouvelle génération à maintenir son analyse de la situation et sa volonté de combattre.
Si les dirigeants du Hamas choisissent de rester dans leur situation et essaient seulement d’être la classe dirigeante sous occupation Israélienne, ceci créera plus de frictions et de contradictions au sein du Hamas. Mais je doute que les changements et les conflits au sein du Hamas se feront très rapidement.
Regardez le Fatah : la direction négocie avec Israël depuis des années et des années, mais il y a toujours des groupes militaires qui organisent des opérations… je pense qu’en général le Hamas décline. Mais à quelle vitesse ? Je pense que les choses prendront du temps.
Quand nous sommes en Palestine, quand nous nous déplaçons d’une ville à une autre, nous avons la sensation qu’il y a un Etat, Israël, de la mer à la Jordanie, et dans cet état quelques petits secteurs pour les palestiniens.
De plus en plus, avec les murs, les routes… Israël semble intégrer la Cisjordanie. Il n’y a pas de "frontières de 1967", il n’y a pas deux Etats, un occupé et l’autre occupant, mais un Etat et quelques petits secteurs sous contrôle indirect. Donc que pensez-vous de la revendication d’"un Etat palestinien", même venant de ceux qui disent que c’est une première étape vers une solution globale avec un Etat unique ?
Depuis 1967, jour après jour, Israël intègre la Cisjordanie dans l’estomac de son économie, de sa sécurité, de son consumérisme, même de sa culture consumériste.
Je pense que la direction de l’AP sait cela parfaitement.
C’est pourquoi ils ne combattent jamais réellement pour un vrai Etat palestinien indépendant. Ils savent qu’Israël ne consentira pas à cela et que les conceptions d’Israël sont à l’opposé : Oslo était une paix pour le capital, pas une paix pour les peuples, c’est pourquoi les capitalistes palestiniens ont été intégrés au capitalisme d’Israël et à la mondialisation.
C’est l’intérêt des deux classes de capitalistes de maintenir la situation telle qu’elle est maintenant : toutes les deux profitent des échanges économiques, mais en même temps toutes les deux prétendent à leur peuple : "Nous sommes deux Etats".
Les Israéliens disant qu’ils combattent pour garder l’Etat juif pur et les Palestiniens disant que nous sommes sur notre propre chemin vers un Etat indépendant avec "l’Autorité Palestinienne Indépendante" (c’est ce qu’ils écrivent en entête sur leurs papiers officiels !).
La classe dirigeante palestinienne agit et parle comme s’il y avait deux Etats, mais en pratique il y a seulement un Etat : notre marché est entièrement ouvert à leur marché, la monnaie israélienne est notre monnaie, l’armée et la police israéliennes peuvent contrôler tout le monde, partout…
La soi-disant "solution de deux Etats" n’est pas une solution : c’est la situation que nous vivons maintenant ! Et il y a seulement un Etat.
Certaines personnes demandent un Etat démocratique et laïc. Je pense ce n’est pas une solution. Dans un tel Etat, qui continuera à contrôler la Terre ?
Qui continuera à contrôler et développer l’économie ? Qui continuera à contrôler l’armée ? L’autre bord, les Israéliens.
La seule solution viable doit être un Etat socialiste dans lequel tout sera nationalisé, le seul moyen pour déraciner un conflit nationaliste.
Certains pourraient dire que ce n’est pas une solution parce que le socialisme est trop loin, mais cela ne signifie pas que les autres solutions soient meilleures… Le conflit est un conflit nationaliste, mais la solution est une solution socialiste.
Les Palestiniens ne battront pas Israël seuls. Au début, vous nous avez parlé de la dimension globale du conflit. Donc quel genre de lutte globale ou au moins régionale pour battre Israël et l’impérialisme ?
C’est un problème très sensible et très important. Depuis le début du conflit Israélo-arabe, beaucoup de gens parlent du petit Israël qui a réussi à battre les grands régimes arabes.
Une des leçons principales de la guerre du Liban est qu’elle explique le conflit régional mieux que beaucoup d’analyses de l’Histoire : ce n’est pas une guerre entre Israël et les pays arabes.
C’est une guerre entre la périphérie et le centre de l’impérialisme. C’est pourquoi Israël est soutenu par tous les moyens par ce centre.
En conséquence de quoi les Palestiniens ne pourront pas battre Israël seuls. Ce n’est pas une tâche facile parce que battre Israël signifie battre les Etats-Unis.
Mais en même temps, le peuple palestinien peut poursuivre la résistance. Il faut faire la différence entre la victoire finale et la victoire par la poursuite de la résistance. Voilà l’important : aussi longtemps que vous combattez, résistez, vous oeuvrez à la victoire finale.
Le rôle de la résistance palestinienne est important pour toutes les classes populaires dans le monde arabe et même dans le monde entier. Pourquoi les peuples d’Argentine ou de Russie manifestent-ils pour soutenir la résistance palestinienne ?
C’est parce que partout dans le monde, les peuples, et surtout les nouvelles générations, rêvent d’une victoire contre l’impérialisme. Où n’a pas vraiment d’importance… il y a un esprit de résistance et une volonté globale d’une défaite de l’impérialisme, même si c’est dans un autre pays.
Comment les Palestiniens devraient-ils agir pour construire un grand front dans la région arabe et dans le monde entier ? C’est une autre question.
Jusqu’à présent, je pense que ce n’est pas le mouvement palestinien de résistance qui peut réaliser cela.
Ce serait la tâche d’un mouvement socialiste de résistance, [internationaliste] mais aussi implanté localement. Comprenant les besoins des masses populaires, leurs buts et leurs aspirations.
Il y a beaucoup de discussions, en France et dans les autres pays, dans le mouvement de solidarité, sur les campagnes que nous pouvons organiser et les actions de solidarité concrètes. De quel genre de solidarité le peuple palestinien a-il besoin ?
Tout d’abord, je veux dire que les gens qui pratiquent la solidarité sont libres de choisir comment ils veulent agir. Ils choisiront selon leur idéologie, leurs convictions politiques, leur compréhension de la situation globale et de la situation locale de leur propre pays.
Je pense que le mot de « solidarité » n’est pas le bon mot. Parce que les gens qui veulent exprimer leur soutien au peuple palestinien doivent penser en termes de projets communs, de lutte commune.
Ce n’est pas suffisant de donner de l’argent, ou quelque chose d’autre, et ensuite de penser : "C’est bien, j’ai fait ma part du travail."
Deux genres de projets, je pense, devraient être construits :
• la coopération directe « sur le terrain », avec les gens qui viennent ici, en tant que volontaires, pour travailler sur le terrain et construire des projets coopératifs communs ;
• la coopération culturelle, avec des groupes à l’étranger qui aident des gens d’ici à écrire, à publier, à produire…
Certains pourraient dire : "Ca prendra du temps" ». Oui ! Ca en prendra ! Le conflit a duré longtemps et durera encore longtemps… Obtenir une victoire directe et rapide n’est pas possible à l’heure actuelle.
C’est pourquoi il est important de faire quelque chose sur le terrain de manière commune. Ceux qui veulent soutenir les palestiniens ne doivent pas les soutenir et construire des projets avec des e mails, ou par l’envoi d’argent avec Western Union… parce que ceci encouragera la corruption et créera une nouvelle caste de gens corrompus.
Les ONG, ici, sont parfois plus corrompues et plus puissantes que les partis politiques et, pire, nous avons une sorte d’« ongisation » des partis politiques, qui sont de plus en plus dirigés et contrôlés par les ONG. Mais les gens ne sont pas stupides.
Si vous prenez Mustapha Barghouti, par exemple, qui était une sorte de "candidat des ONG" et qui a beaucoup d’argent, vous verrez que dans les dernières élections, il n’a presque rien obtenu !
Ceci signifie que même si beaucoup de gens profitent des ONG, le cœur de la communauté n’est pas avec les ONG. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que nous devons construire une coopération culturelle et productive commune, empêcher quiconque d’utiliser l’argent envoyé de l’étranger pour ses propres intérêts, pour sa publicité politique.
J’aimerais insister, aussi, sur l’importance de la coopération avec les actions des femmes. Non seulement parce que ce pays est pauvre et défavorisé, mais aussi parce que nous faisons face à une campagne des ONG libérales, qui font semblant d’être les "protectrices des femmes".
Mais en fait elles ne font rien dans la réalité pour ouvrir la voie aux femmes pour prendre leur place et jouer leur rôle dans la lutte.
Dans la première Intifada, elles participaient à chaque activité, sans ONG, sans être poussées par les partis politiques… Elles faisaient volontairement leur travail.
Plus tard, avec la venue des ONG, les femmes ont commencé à être menées par les ONG et les ONG ont commencé à parler au nom des femmes. C’est pourquoi le mouvement de femmes en Cisjordanie et à Gaza a beaucoup décliné…
La coopération commune contribuera à créer une nouvelle structure politique, enracinée, basée sur le terrain, travaillant avec le peuple, avec les masses.
Source : Propos recueillis, à Ramallah, par Julien Salingue et Amélie Boiteux (été 2006).